Pour la deuxième sortie de la chronique « La vie des mots », l’équipe d’Azuéi vous invite à découvrir ou à redécouvrir « Ghetto » de Guy Tirolien, le cri révoltant d’un poète immense.
Né en 1917 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, et décédé en 1988 à Marie-Galante, Guy Tirolien était à la fois poète et homme politique guadeloupéen. Fait prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale, ses engagements dans la lutte de la Négritude, aux côtés de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, l’inscrivent parmi les écrivains francophones de la Caraïbe les plus éminents. Ses pensées occupent une place spéciale dans la lutte pour l’émancipation des connaissances littéraires et philosophiques noires.
Il a également assumé les fonctions de représentant de l’ONU au Mali et particulièrement au Gabon. Ses contributions indélébiles à la création de la revue Présence africaine, publiée à Paris et à Dakar dès 1947, continuent de laisser une empreinte durable dans nos mémoires.
Tout comme les poèmes intitulés : « Black Beauty » et « Amérique », « Ghetto » est un texte phare paru dans le recueil Balles d’or, publié à Paris, chez les éditions Présence Africaine, en 1961 (pages 73-75).
Ce poème est un vers libre constitué de treize strophes. Chaque strophe possède une quantité de vers spécifiques où chacune évoque une certaine variation dans la construction de la forme. On peut même qualifier ce texte de poème narratif avec une construction par enchaînement non-linéaire dont la plus grande partie de ses poèmes contiennent 4, 5, 6 et 7 vers au maximum.
En effet, dans l’organisation globale du texte, pour repérer les procédés qui marquent le début et la fin de ces poèmes narratifs, il faut voir comment les vers s’enchainent et s’organisent du début et à la fin. Ensuite, on va constater que ces poèmes ne possèdent pas de fil conducteur, mais qu’ils se développent grâces à des éléments parallèles.
Ghetto
Pourquoi m’enfermerai-je
dans cette image de moi
qu’ils voudraient pétrifier ?
pitié je dis pitié !
j’étouffe dans le ghetto de l’exotisme
non je ne suis pas cette idole
d’ébène
humant l’encens profane
qu’on brûle
dans les musées de l’exotisme
je ne suis pas ce cannibale
de foire
roulant des prunelles
d’ivoire
pour le frisson des gosses
si je pousse le cri
qui me brûle la gorge
c’est que mon ventre bout
de la faim de mes frères
et si parfois je hurle ma souffrance
c’est que j’ai l’orteil pris
sous la botte des autres
le rossignol chante sur plusieurs notes
finies mes complaintes monocordes !
je ne suis pas l’acteur
tout barbouillé de suie
qui sanglote sa peine
bras levés vers le ciel
sous l’œil des caméras
je ne suis pas non plus
statue figée du révolté
ou de la damnation
je suis bête vivante
bête de proie
toujours prête à bondir
à bondir sur la vie
qui se moque des morts
à bondir sur la joie
qui n’a pas de passeport
à bondir sur l’amour
qui passe devant ma porte
je dirai Beethoven
sourd
au milieu des tumultes
car c’est pour moi
pour moi qui peux mieux le comprendre
qu’il déchaîne ses orages
je chanterai Rimbaud
qui voulut se faire nègre pour mieux parler aux hommes
le langage des genèses
et je louerai Matisse
et Braque et Picasso
d’avoir su retrouver sous la rigidité
des formes élémentales
le vieux secret des rythmes
qui font chanter la vie
oui j’exalterai l’homme
tous les hommes
j’irai à eux
le cœur plein de chansons
les mains lourdes
d’amitié
car ils sont faits à mon image
Du début à la fin, une seule histoire parcourt toutes les parties du texte, conservant la mémoire du poème avec une force exponentielle des unités rythmiques. En un mot, à travers des tournures percutantes, le poète pousse ses cris de douleur profonde, interrogeant ainsi le lieu et ses expériences vécues : [Pourquoi m’enfermerai-je / dans cette image de moi / qu’ils voudraient pétrifier ? / pitié je dis pitié ! / j’étouffe dans le ghetto de l’exotisme ].
Il convient de souligner que le terme d’exotisme renvoie à une forme de pensée unique développée à partir de l’anthropologie, laquelle est une entreprise coloniale. Cette pensée a émergé grâce aux regards portés par les anthropologues occidentaux sur la construction de l’autre, c’est-à-dire les anciens colonisés, à travers divers champs d’études. Il est fort et probable si l’auteur reprend son concept de l’exotisme, c’est pour tenter de remettre en question cette pratique qui pèse lourdement sur son destin fragile tout en dénonçant des violences ethnocentriques des occidentaux : [non je ne suis pas cette idole / d’ébène / humant l’encens profane / qu’on brûle / dans les musées de l’exotisme ].
Encore, il a poursuivi son pèlerinage de vers : [je ne suis pas ce cannibale / de foire / roulant des prunelles / d’ivoire / pour le frisson des gosses ], [si je pousse le cri / qui me brûle la gorge / c’est que mon ventre bout / de la faim de mes frères ].
À cor et à cri, Guy Tirolien incarne cette figure de poète qui croit que l’art, la poésie, sont faits pour défier ; défier les influences étrangères et tous ceux qui cherchent à imposer leur volonté contraire à la sienne.
Dans le long cheminement du poème, à base dénombrable, vient le pronom personnel [Je] qui, de manière récurrente, cherche à habiter le sens du langage, tel un engagement majeur qui incarne même l’acte du discours : [et si parfois / je hurle ma souffrance / c’est que j’ai l’orteil pris / sous la botte des autres], [ le rossignol chante sur plusieurs notes / finies mes complaintes monocordes !].
Enfin, ce poème représente sans aucun doute une forme de « contre-écriture » dans la poésie mondiale contemporaine. L’expression « contre écriture » est de l’historien de l’anthropologie James Clifford (Malaise dans la culture, p. 1-12). Sa rigueur et son impartialité dans le langage en sont la preuve. En tout cas, pour saisir pleinement le pouvoir poétique de cette œuvre, il est nécessaire d’embrasser toute la poésie de la Caraïbe francophone, de remonter jusqu’au « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire et aux poèmes d’Oswald Durand. Sauvetage !